A Nice, des empêcheurs d’expulser en rond

A Nice, des empêcheurs d’expulser en rond

La désobéissance est au cœur de leur action. Pas comme un mot d’ordre abstrait, mais comme une nécessité dans une France où l’inhumanité de la politique migratoire est quotidienne. Dans la zone frontalière des Alpes-Maritimes, laboratoire sécuritaire de la droite, rencontres au fil de la chaîne de solidarité du Réseau Éducation sans frontières (RESF).

RESF

Nice (Alpes-Maritimes), envoyée spéciale.

L’un des visages de Nice se donne volontiers : la promenade des Anglais, les cocotiers et la mer bleu azur. On y voit aussi, ostensibles, une droite décomplexée et une extrême droite hyperactive, entre Front national et Bloc identitaire. Mais on croise également, dans ce coin de France bling-bling, des instituteurs retraités qui cachent des enfants sans papiers, des anciens baroudeurs qui aménagent des squats pour les voyageurs de passage, des électriciens installant des compteurs clandestins pour des familles tchétchènes… Une France populaire qui résiste quotidiennement à la politique de quotas et d’expulsions. Une France qui se réchauffe au contact des migrants, quand d’autres se glacent à l’idée d’un déferlement imaginaire.

Prenez Hubert Jourdan par exemple. À soixante et un ans, la peau burinée par ses missions humanitaires aux quatre coins du globe, il sillonne la Côte d’Azur à bord d’un tacot blanc fatigué, un Sierra-Léonais et une vieille gazinière dans le coffre. Le premier dort chez Hubert depuis qu’il a débarqué sur la promenade des Anglais, il y a deux mois ; la deuxième doit être donnée dans la journée à une famille pauvre. Salarié de l’association Habitat et citoyenneté, Hubert milite au sein du Réseau Éducation sans frontières (RESF) pour les demandeurs d’asile et les sans-papiers. Sa mission : le logement. Option squat.

Il suffit de sauter dans sa voiture pour avoir une visite guidée. Sensations garanties. Première étape : le « loft ». C’est ainsi qu’il surnomme une ancienne imprimerie, reconvertie en dortoir. « Personne ne se doute qu’une trentaine de sans-papiers vivent ici ! » Essentiellement des déboutés du droit d’asile : jeunes Tunisiens arrivés cet été via Lampedusa, étudiants maliens, profs de philo camerounais, Libanais… On remonte dans la voiture : direction les quartiers populaires de Nice. Abandonnés par les bailleurs sociaux privés, de nombreux appartements sont murés. Rien qui ne puisse arrêter Hubert. Le processus est simple et rodé : les appartements sont « rouverts », les plaques de tôle remplacées par des portes. Une quinzaine de familles, souvent originaires du Caucase, sont ainsi logées. « Ici, les gens ont peur de tout, remarque Hubert. Les réfugiés, eux, ne craignent rien : je leur montre des apparts avec 10 m2 de merde à dégager et ils foncent. Ce sont des héros des temps modernes, un mélange de clochards célestes et de naufragés de l’illusion. »

Pendant que Hubert se démène pour leur trouver un « logement », les familles peuvent compter sur la solidarité active des militants de RESF. Peu ont les moyens de les héberger, mais ceux qui les ont ne font pas les choses à moitié. Dans leur maison au milieu de l’arrière-pays niçois, Aloys et Annie Carton, couple d’instituteurs à la retraite, ont logé une cinquantaine de familles ces dernières années. Plus ou moins nombreuses, plus ou moins de passage… Des relations se nouent, des histoires d’amitié qui ne se terminent pas une fois la pente remontée. En témoigne cette petite fille née il y a quatre mois, que ses parents, réfugiés afghans hébergés chez les Carton, ont prénommée Annie. « Mon objectif est de ne pas être dans l’assistance mais dans le combat commun, précise Annie Carton. Beaucoup ne savent pas ce qu’on fait pour eux, j’aime bien cette idée d’une chaîne de solidarité anonyme. » Aloys trouve ses motivations dans l’Évangile, même s’il pourrait tout aussi bien les trouver dans le Talmud ou le Coran, dit-il.

Pierre angulaire du RESF niçois, les Carton participent activement à le « nourrir », via son principal relais d’informations : des listes de diffusion par mails. De douze inscrits à ses débuts, la liste a tissé sa toile pour atteindre aujourd’hui 520 personnes ! Des enseignants, parents d’élèves, travailleurs sociaux, syndicalistes, retraités, élus, etc. Leur fierté : une organisation sans direction, ni statuts. Mouvement informel, RESF se targue de fonctionner au consensus. Lorsque Frédéric Lefebvre, alors porte-parole du gouvernement, demande sa dissolution en 2008, ses militants se marrent. « Ce serait comme dissoudre un rêve ! s’enthousiasme Aloys. Notre force est aussi notre faiblesse : le préfet ne veut pas nous rencontrer parce qu’on n’existe pas. Mais cela veut aussi dire qu’il n’a aucune prise sur nous. » Aucun statut signifie aussi aucune subvention et une organisation plutôt bordélique… « On est bouffés par les urgences, soupire Annie. On n’a pas le temps de se consacrer à la politique, qui est pourtant notre première mission. »

Certains trouvent le temps, comme Radija Arabatziane, cinquante ans. Secrétaire dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile, elle tente d’aider les familles à ne pas se perdre dans les méandres de l’administration kafkaïenne. « Ces cinq dernières années, il y a de plus en plus de déboutés, regrette-t-elle. Les enfants trinquent, des vies sont massacrées. » En 2008, Radija s’est présentée aux municipales sur une liste des Alternatifs et de la LCR, histoire de jeter un pavé dans la mare nauséabonde de la politique niçoise. Les sobriquets locaux en disent long. Le maire, Christian Estrosi, a été rebaptisé le Garde du corps, à force de coller aux basques de Sarkozy ; à la présidence du conseil général, Éric Ciotti est surnommé Beria, du nom du chef de la police secrète de Staline… « Nous, quand on manifeste, on a les identitaires en face, raconte Radija. La mairie s’en lave les mains : le sale boulot est fait par les nervis… »

Si certains de ses membres sont encartés politiquement, RESF ne revendique aucune proximité avec un parti, pour mieux respecter la palette de positions en son sein. « Nous devons travailler avec toute la gauche, explique Annie Carton. Chacun garde sa liberté de pensée. » Au niveau national, RESF a écrit à tous les candidats à la présidentielle pour leur demander des précisions sur leurs futures politiques migratoires. Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon et François Hollande ont répondu. Même s’il a promis l’interdiction de l’enfermement des enfants en centre de rétention, le candidat socialiste a déçu. « Si Hollande passe, on est encore loin de pouvoir prendre des vacances ! lâche Annie. Espérons tout de même que ce sera un peu moins l’horreur. S’il est élu, ce sera à nous de maintenir la pression pour l’amener à se rapprocher de la réponse de Mélenchon. » Ce dernier – plus qu’Eva Joly, jugée « trop vague » – a séduit : « C’est tout ce que RESF demande », résume Annie.

Tous les élus de gauche niçois ont, un jour ou l’autre, été approchés par le réseau pour parrainer une famille sans papiers. Emmanuelle Gaziello, élue PCF, est ainsi marraine d’une jeune Comorienne de seize ans. Plus largement, à chaque arrestation ou placement en rétention connu, elle est sollicitée pour contacter le préfet et lui demander sa clémence. En général, ça marche. « On travaille au jour le jour, précise l’élue. On téléphone, on faxe et souvent, ils sont libérés. » Emmanuelle Gaziello inscrit cette action dans la « tradition de résistance » niçoise, « sûrement parce que nous sommes sur une terre de mission de la droite et de l’extrême droite depuis très longtemps ».

Au bout de la chaîne de solidarité niçoise, il y a Maud Depresle. Cette juriste de trente-deux ans est salariée de l’association Forum réfugiés, chargée de fournir une assistance juridique aux sans-papiers enfermés au centre de rétention de Nice. Trente-huit places, l’un des turnovers les plus importants de France. Et la sensation de combler un puits sans fond. « Les Tunisiens sont renvoyés en quelques jours à Vintimille, puis reviennent. J’en ai vu passer certains quatre ou cinq fois ! Ça augmente les chiffres des expulsions. » Zone frontalière, les Alpes-Maritimes ont toujours été un département de passage. Les anarchistes italiens y trouvèrent refuge à la fin du XIXe siècle, puis les Russes et les Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, les juifs et les Espagnols dans les années 1930. Aujourd’hui, ce sont les affamés de la Corne de l’Afrique et les Tunisiens de Lampedusa qui, politique du chiffre oblige, s’y retrouvent enfermés. Maud passe ses journées à tenter de freiner la machine infernale. « Je ne ferai pas ça toute ma vie, dit-elle. Être une présence civile à l’intérieur de cette grosse machine, c’est aussi servir de soupape, qu’on le veuille ou non, à un système qu’on ne cautionne pas. Sans nous, ça virerait sans doute à l’émeute. » Sa pire crainte : s’habituer à l’enfermement.

Silence, 
on milite !

Parfois ils sont à peine une dizaine, certains soirs des centaines. 
Tous les mardis, 
les membres du Réseau Éducation sans frontières se réunissent en cercles de silence sur la place Masséna, à Nice. Pendant une demi-heure, les militants laissent leurs pancartes parler pour eux. L’occasion 
de porter haut et fort (mais sans dire un mot !) les revendications 
du réseau. L’idée 
de ces rassemblements muets vient d’un père franciscain de Toulouse – lui-même inspiré par les Folles de la place de Mai en Argentine – et a essaimé dans toute la France. Mais les Niçois sont les seuls à le tenir de façon hebdomadaire. Ce soir-là, les militants ont choisi de réclamer 
la régularisation des jeunes majeurs sans papiers. Lorsqu’ils sont arrivés en France après treize ans, la législation ne permet pas leur régularisation. À leurs 
dix-huit ans, ils basculent dans la clandestinité, peuvent être arrêtés, placés en rétention, 
voire expulsés vers 
un pays où ils n’ont plus d’attaches. Depuis 2009, les militants du RESF mènent une campagne : « Jeunesse sans papiers, jeunesse volée, la loi 
doit changer ».

 Repères

26 juin 2004

Le Réseau Éducation sans frontières (RESF) est créé à Paris. Depuis, il a essaimé en milliers de collectifs, parfois éphémères, et revendique plusieurs dizaines 
de milliers de régularisations.

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C’est le nombre de lois sur l’immigration votées 
ces sept dernières années. La dernière en date, votée l’été dernier, crée un régime d’exception pour les étrangers : allongement de la durée de rétention à 45 jours, création d’une interdiction du territoire de cinq ans, restrictions apportées aux pouvoirs du juge judiciaire, facilité accrue pour éloigner les étrangers malades ou encore pénalisation des mariages « gris ».

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C’est la capacité d’accueil du centre de rétention 
de Nice, le plus vétuste de France. En 2010, 
1 154 personnes (en majorité des Tunisiens) y ont séjourné pour une durée moyenne de neuf jours. 
579 d’entre elles ont été expulsées ou renvoyées vers un autre pays de l’Union européenne. Le bâtiment, datant de 1904, est une ancienne caserne militaire.

Christian Masson, président du Mrap Nice-Grasse.

« Les années passées nous ont tant confrontés 
à l’ignoble qu’il nous est difficile d’imaginer mieux qu’un simple retour à l’humanité. Des enfants, pour moitié des nourrissons, placés en rétention (euphémisme pour prison), des amoureux séparés, des familles brisées par l’expulsion d’un des parents, laissant sans ressources la famille, des demandeurs d’asile exposés au danger du retour : une horreur presque quotidienne qui ne fait plus la une des médias. François Hollande propose une révision au “cas par cas”, l’arrêt des objectifs chiffrés pour plus d’humanité dans la décision : on ne peut que crier merci, comme le condamné qu’on daigne épargner. Car, au-delà, ce sont les valeurs de notre République et la conception de notre Europe qui sont en cause. Voulons-nous une Europe forteresse, ceinte de barbelés par Arno Klarsfeld, qui s’isole pour préserver ses avantages acquis au prix de l’esclavage et du colonialisme ? 
Le traitement des migrants est un révélateur de l’état de la démocratie… »

Auteur : Marie Barbier
Source : L’Humanité

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