Vintimille, le nouveau Calais

Depuis le 9 juin, la frontière entre la France et l’Italie est « fermée » aux réfugiés. Une fermeture niée par Paris qui jusqu’à présent préfère parler de contrôles. Malgré le blocage opéré par les forces de l’ordre, les exilés déterminés à accéder à une vie meilleure s’organisent pour franchir les frontières. Seuls ou par le biais de passeurs.
On est loin de l’image d’Epinal de la Côte d’Azur avec ses palmiers, son bord de mer, ses jolies filles au teint halé… Et ses réfugiés. Depuis plus de trois mois, ces déracinés venus surtout d’Afrique subsaharienne sont au centre de toutes les attentions. Sur la « French Riviera » en période estivale, il va sans dire qu’ils sont un peu persona non grata. Dans certaines bouches on entend qu’ils dérangent, salissent, apportent des maladies tropicales, mais ils peuvent également être, parfois, une source de revenus très lucrative. En atteste un article paru dans Nice-Matin qui, début août, relatait la condamnation d’un passeur ayant transporté dix migrants dans le coffre de sa voiture moyennant des sommes allant de 50 à 100 euros.
TRISTES CHEFS D’ORCHESTRE
En cette période de crise, Monsieur et Madame tout le monde peuvent donc s’improviser passeur. Les passeurs ne se résument alors plus uniquement à ces mafias organisées dans le but de rançonner les plus démunis. Pour Martine Landry, responsable du relais réfugiés d’Amnesty internationale à Nice, rencontrée à la frontière italienne, rien d’étonnant à cela : « Par le blocage de la frontière, on génère les réseaux de passeurs, c’est évident », déplore-t-elle.
A la gare de Vintimille, la tension est palpable. Sur les quais, parmi les passagers à la recherche de leur train, quelques migrants, le regard alerte, se faufilent dans les wagons pour tenter de rallier le sacro-saint territoire français. Passage obligatoire pour rejoindre les pays du nord de l’Europe. A l’extérieur de la gare, dissimulés sous un porche à l’abri du soleil, d’autres déracinés, aux visages émaciés et marqués par la fatigue, semblent laissés à l’abandon. Assis à même le sol ou sur leurs talons, ils devisent à voix basse ou fixent l’horizon. A l’arrêt forcé dans cette région d’Europe pour des semaines, voire des mois, ils tentent de lutter comme ils peuvent contre le désœuvrement. Autour d’eux, les foules de touristes entrent et sortent de la gare avec la frénésie qui caractérise les vacanciers enthousiasmés par une arrivée en terre inconnue.
Sortant du camp de la Croix-Rouge, le pas alourdi par les 35 degrés à l’ombre, Harvey est le premier à nous adresser quelques mots. Soudanais âgé d’une vingtaine d’années, il raconte vivre au camp de Vintimille depuis le début du mois août. Après avoir quitté son pays et traversé le désert, il a embarqué, depuis la Lybie, à bord d’un bateau en direction du Vieux Continent. Un voyage orchestré par des passeurs pour lequel il a dû débourser 1 200 dollars. « J’aurais pu partir d’Egypte mais ça m’aurait coûté beaucoup plus cher », explique-t-il. Comme beaucoup de réfugiés, le jeune homme souhaite franchir la frontière française et demander l’asile en Angleterre. Et comme les centaines de migrants bloqués en Italie, essentiellement des hommes, il erre aux abords de la gare en quête d’une solution pour poursuivre sa route vers une vie meilleure.
Parmi les réfugiés, certains jurent. Et pour cause. Arrivés eux aussi clandestinement, ils racontent s’être installés en Italie depuis quelques temps déjà. L’un d’entre eux retient en particulier notre attention. Grand, vélo à la main, l’homme est affublé d’un survêtement et d’une casquette. « Je suis Tunisien et je vis ici depuis quelques années », lâche-t-il visiblement pressé d’abréger la conversation. A quelques mètres de lui, un groupe d’une dizaine d’exilés est réuni autour d’un jeune très à l’aise en anglais. Ils racontent venir, entre autres, du Soudan, d’Erythrée, de Syrie. Tous partagent le rêve de s’en sortir loin des contrées qui les ont vus naître. « Moi je veux aller en Angleterre parce que je parle déjà anglais», confient certains. « Moi en Norvège parce que le pays a une bonne politique d’immigration », ajoute un autre.
Beaucoup d’entre eux ont déjà tenté de franchir la frontière sans succès. Envisagent-ils de faire appel à des passeurs pour se rendre dans les pays où ils souhaitent migrer ? Tous les migrants détournent alors le regard et, avant de comprendre ce qu’il se trame, un homme s’approche et nous somme de ne plus les questionner. « Nous voulons être en paix, nous avons déjà assez répondu et de toute façon nous ne faisons pas confiance aux journalistes », lance-t-il au nom de tous, agacé par notre présence. Il s’agit sans doute d’un des passeurs qui trainent dans le coin de la gare pour monnayer le passage de la frontière française. « Nous voyons de nouveau apparaître des passeurs à Vintimille, explique Martine Landry, alors qu’il y a un an ou deux, nous avions réussi à nous débarrasser de ceux qui faisaient du business après le Printemps arabe ».
LES PASSEURS, CES CAMÉLÉONS
A la permanence des « No borders » aussi, les militants franco-italiens voient parfois des passeurs approcher les exilés. Etabli face à la mer, à deux pas du pont Saint-Ludovic, ce campement de fortune a vu le jour en juin. Par solidarité pour les migrants interdits de sol français. Pas besoin de montrer patte blanche pour entrer. Ceux qui y vivent quotidiennement s’organisent, dorment par terre, sur la plage ou les rochers. Il est constitué d’une cinquantaine de tentes, d’un espace dédié à la vie commune, d’une salle de classe et de sanitaires. Ici, chacun met la main à la pâte pour assurer le bon fonctionnement du camp. En début d’après-midi, les « campeurs » vaquent à leurs occupations. L’équipe en charge de la cuisine s’attaque à la vaisselle pendant que d’autres font la sieste ou jouent aux cartes. Cora, jeune militante française en charge de la logistique parle des passeurs. « La dernière fois que nous en avons vus, ils s’étaient assis au fond du camp et proposaient au migrants de boire des coups avec eux, se souvient-elle. On a rapidement compris ce qu’ils manigançaient et en concertation avec les réfugiés nous avons pris la décision de les chasser ».
Les passeurs sont donc partout et prennent des formes multiples. « J’ai trop entendu d’histoire de passeurs qui exploitent et dépouillent les réfugiés, s’indigne Teresa Maffeis, membre de l’Association pour la démocratie à Nice. En France, il y a beaucoup de personnes qui les aident mais ceux qui font ça pour l’argent, je trouve ça lamentable ».Rencontrée au camp des « No Borders », « la punaise verte », comme la surnommait Jacques Peyrat (maire de Nice de 1995 à 2008), est une militante de la première heure. Ancienne soixante-huitarde très concernée par toutes les causes humaines et environnementales, elle oeuvre depuis de nombreuses années pour aider les réfugiés. Teresa reconnaît pourtant ne faire passer ou n’héberger personne. « Comme je suis un peu connue, ça pourrait les mettre en danger », précise-t-elle. Ce qui ne l’empêche pas de soutenir les bénévoles qui prêtent main forte aux déracinés et de les conseiller pour leur éviter les ennuis. A l’instar d’une de ses amies poursuivie pour aide et entrée au séjour irrégulier, il arrive malgré tout que certains soient arrêtés. « Les procès c’est pour dissuader les gens de les aider parce qu’en France on a peur d’être confronté à la police ou à la justice », souffle Teresa, le regard plongé dans la grande bleue. Avant de poursuivre : « Alors que pour les passeurs qui font ça gratuitement, c’est normal, humain, ils le font sans se poser de question ». Pour elle, il est plus que nécessaire que les Français s’impliquent davantage pour aider les déracinés à passer la frontière.
AIDER SANS CONTREPARTIE
Et parmi les Français qui aident les migrants sans se poser de question : Hubert Jourdan. A 64 ans, « l’Afghan », comme les militants azuréens le nomment affectueusement, est un véritable passionné des causes humanitaires. « Depuis la fermeture de la frontière c’est le bordel, lance-t-il, et avec ça le gouvernement ne fait qu’ajouter de la souffrance à la souffrance ». Outre sa vigueur, de ses nombreux voyages et missions effectués à travers le globe, il a conservé le sens de l’hospitalité. « J’accueille régulièrement des migrants chez moi », raconte-t-il. Installé dans l’arrière-pays, Hubert dispose d’une petite maison, d’un chalet de vingt mètres carrés et d’une spacieuse terrasse.
Là-haut, il trouve toujours de la place pour les réfugiés en quête d’un toit. « Il m’est arrivé d’héberger jusqu’à dix personnes en même temps, sourit-il. Mais je suis heureux d’avoir des invités ! Après avoir gagné leur confiance, quand on mange ils me racontent toute leur vie et ça me passionne ». Au moment du repas, les « invités » participent tout naturellement et les plats se concoctent dans la bonne humeur. A table, selon les jours, on parle français ou anglais quand personne ne peut traduire. Même s’il ne gagne que le SMIC, Hubert n’a qu’une philosophie : « Moins on en a, mieux on se porte ». Aussi, il va de soi qu’il n’a même jamais pensé à demander à ses compagnons d’un soir une contrepartie financière. Y compris quand il s’agit de transporter les exilés ou de leur acheter un billet de bus ou de train. L’humanité dont il fait preuve gagne discrètement du terrain. Dans la région PACA, la solidarité se renforce. « Il y a plus de personne qu’on ne le croit qui aident les réfugiés, se félicite Teresa. Et parfois cela provient de gens à qui on n’aurait jamais pensé ».
Auteur : Louise Audibert
Source : Article du 30 août 2015 paru sur le site de Sans A